A l’occasion du gala du conseil Pasteur Weizmann, Esther Amar, fondatrice d’Israël Science Info avait rencontré le charismatique Daniel Zajfman, président sortant de l’Institut Weizmann des Sciences (le Pr Alon Chen lui succède, grand spécialiste en neurobiologie et neurogénétique, 11ème président de l’Institut Weizmann). Nommé à 47 ans, ce belge d’une famille originaire de Pologne rescapée de l’holocauste aura été le plus jeune président d’université. Il a cumulé une vaste expérience au cours de son mandat qui vient de se terminer. Imprégné profondément du devoir de transmission, sa grande passion est l’éducation à la science sans perdre l’intégrité du chercheur. Face au défi du réchauffement climatique, il rêve d’un modèle de simulation pluridisciplinaire qui s’appliquerait à toutes les planètes, pour mieux anticiper les changements à venir. A une stratégie purement scientifique, il préfère une stratégie humaine qui vise à attirer des talents à l’étranger et à les aider à développer leur domaine de recherche.
ISI Mag : Où en sont les actions du conseil Pasteur Weizmann ?
Daniel Zajfman – Le Conseil Pasteur Weizmann, qui existe depuis plus de 43 ans à l’initiative de Simone Veil et de Robert Parienti, est quasiment une institution, grâce à des collaborations dans le monde entier avec de nombreuses universités et instituts de recherche, et un grand nombre de collaborations que nous ne connaissons pas toutes, car même sans accord officiel, les chercheurs créent des collaborations. Ce système de connexion entre Pasteur et Weizmann est assez unique. Créé à une époque où ce genre d’initiative était assez rare, il perdure et se développe, ce qui montre la vitalité de ce genre de partenariat, dans l’intérêt des chercheurs qui en ont besoin et qui la font vivre. Créer des liens entre les institutions est capital. C’est ce qui fait vraiment vivre le Conseil bien plus que de rencontrer des présidents d’université dans le monde entier et de signer des accords.
ISI Mag : Quels sont les thèmes de recherche ?
DZ – Quel que soit le thème de recherche, travailler avec des personnes d’autres cultures amène à s’interroger différemment. On pourrait croire que dans la collaboration scientifique, chacun apporte sa propre connaissance. Ce n’est pas complètement vrai. La recherche scientifique est à peu près la même dans le monde entier. Les projets sont reliés à la dimension culturelle de chaque pays. Un cancer est un cancer qu’il soit français ou israélien, mais l’approche est différente en France et en Israël. C’est aussi pour varier les approches que l’on tente de faire entrer plus de femmes dans les filières scientifiques.
ISI Mag : Quels ont été les grands défis de votre mandat ?
DZ – Le plus important pour l’Institut Weizmann c’est de faire venir de jeunes chercheurs de haut niveau. Ces 10 dernières années nous avons réussi à attirer des professionnels de très haut niveau pour la recherche sur le cancer, Alzheimer, les nouvelles étoiles… avec un investissement financier très important. Autre aspect important : l’internationalisation de Pasteur Weizmann. Attirer les talents de l’étranger est essentiel car faire de la recherche entre nous mène à une impasse. Nous avons créé un centre de conférences sur le campus, dans le but de faire venir la communauté scientifique internationale. Nous avons accueilli 70% d’étudiants en post-doc étrangers. Il y a 12 ou 13 ans ce chiffre était de 30 %. Et nous accueillons de plus en plus d’étudiants étrangers en doctorat. Troisième aspect : nous avons investi des budgets énormes dans les core facilities (services de laboratoires), en sciences de la vie, en biologie, en chimie, en physique, en génomique, en protéomique, en bio-informatique… Aujourd’hui, un microscope devient tellement sophistiqué, tellement cher, environ 10 millions d’euros, qu’un chercheur ne peut plus en avoir un dans son propre laboratoire et n’est plus capable d’opérer lui-même sur ce genre de machine, il a besoin d’une plateforme de services scientifiques. Ces core facilities sont accessibles à tous les chercheurs de Weizmann pour une image de cellule cancéreuse ou du cerveau ou du séquençage d’ADN. Auparavant les chercheurs se croisaient pour un café. Maintenant, leurs étudiants se rencontrent parce qu’ils utilisent la même plateforme. Les équipes qui opèrent cette plateforme irriguent ainsi tout le campus. Cela permet un énorme brassage de savoirs et favorise la multidisciplinarité. Les chercheurs étrangers d’Instituts américains ou d’universités européennes en visite à Weizmann notent que ce genre de services est vraiment exceptionnel et ils apprécient énormément la facilité d’accès et la rapidité de traitement de leurs requêtes. Ils remarquent de plus en plus la qualité de cette infrastructure originale, ouverte à tous et multidisciplinaire. L’avantage est qu’on ne travaille plus par domaine, mais par fonction et à très grande échelle.
ISI Mag : Où en est la recherche sur le cancer ?
DZ – Nous avons opéré un virage important avec d’importants investissements pour améliorer notre institut de recherche sur le cancer, dans les laboratoires centraux et dans le domaine de la recherche préclinique et fondamentale. On a aujourd’hui accès aux bases de données du Clalit Research Institute (créée en Israël en 2010, émanation de Clalit Health Services) où se trouvent nos dossiers médicaux. Cet accès aux données anonymisées de quatre millions et demi de personnes, plus grande expérience biologique au monde, est très spécifique à Israël. Le big data médical est un axe de développement très attractif en Israël. Weizmann y a accès depuis deux ans et peut extraire des informations capitales. Dans les systèmes d’assurance maladie classiques, docteurs, hôpitaux et mutuelles ne sont pas sous la même tutelle. Le système d’assurance maladie Clalit (le plus grand d’Israël) a ses propres médecins, ses propres cliniques, ses propres laboratoires, ses propres hôpitaux. Le système est totalement intégré. Où que vous alliez votre dossier vous suit. Au point de vue bases de données (traitements, diagnostics, analyses, meta data) c’est exceptionnel.
ISI Mag : Dans quels autres domaines avez-vous renforcé les investissements ?
DZ – Dans la science des matériaux et de l’énergie. 25% de l’énergie consommée dans le monde est utilisée pour la fabrication. On peut soit chercher de nouvelles sources d’énergie, soit changer la manière de créer les matériaux, ce qui influence considérablement la consommation d’énergie, plus encore que le transport. Grâce au rapprochement entre la chimie et la biologie, on essaye de comprendre comment la nature a créé un arbre par exemple, en utilisant très peu d’énergie. La nature est très écolo et la science des matériaux tente de copier la nature. Exemple : les écailles des poissons permettraient de fabriquer le brillant d’un rouge à lèvres et de remplacer l’oxyde de Titanium par l’extraction de guanine à partir d’écailles. La guanine est un constituant de la peau et les écailles des amphibies, reptiles et poissons dont il produit l’éclat brillant. Ça soulève des questions fondamentales : pourquoi les écailles de poissons, qui proviennent de la même molécule, ont des couleurs différentes ? Quand on crée une molécule, la surface est toujours de la même couleur. La manière dont les molécules sont assemblées fait la différence. L’idée est donc de faire pousser des écailles sans poisson. C’est un marché gigantesque. Peut-on créer des processus industriels pour copier ce que fait la nature depuis des centaines de millions d’années ? C’est la vision de Weizmann dans ce domaine.
ISI Mag : En physique quantique et IA comment voyez-vous l’évolution ?
DZ – L’Intelligence Artificielle (lA) puise sa force dans la puissance de calcul des processeurs traditionnels. Nous voulons utiliser les capacités de calcul de la physique quantique pour optimiser les services fondés sur l’intelligence artificielle. Nous ne voulons pas remplacer le chercheur par l’IA, mais un chercheur génère tellement de données qu’il n’arrive plus à faire des extractions utiles. Un microscope peut donner une image très détaillée de 1000 images par seconde. Mais personne ne peut les interpréter. Des machines doivent analyser ces données de manière à recouper les informations importantes, et augmenter la possibilité pour les chercheurs de faire ce genre de découvertes. Le machine learning fonctionne grâce à l’intelligence artificielle. La physique quantique, qui est à une étape critique, va révolutionner les machines. Et nous investissons massivement dans cette direction. L’extraction de données du big data pour faciliter la prise de décisions, comme le fait TaKaDu pour détecter les fuites d’eau n’est que la première étape. Exemple : un commercial qui doit voyager dans 10 villes en France, doit prendre le trajet le plus court et le moins cher. L’ordinateur doit calculer comment aller d’une ville à l’autre avec le trajet le plus rapide et le moins cher. Autre exemple : créer une molécule ayant des effets thérapeutiques pour développer de nouveaux médicaments sur ordinateur. Ces molécules doivent trouver le bon chemin et s’accrocher au bon endroit dans le corps humain, c’est le même problème que l’itinéraire du commercial. Imaginez ce qu’on pourrait faire si on pouvait simuler des médicaments sur ordinateur et faire toutes ces expériences in vitro et in vivo qui coûtent une fortune et sur un temps très long. On pourrait optimiser le process de découverte en médicaments standards et en médecine personnalisée. La complexité du calcul est énorme.
Pour les physiciens la solution est le quantum computer, l’ordinateur quantique, un Graal qui prend forme de plus en plus vite. Il s’agit d’ailleurs davantage d’un simulateur quantique. Les hôpitaux du monde entier se sont dotés de machine à résonance magnétique. C’est en fait de la physique quantique, un spin tourne autour d’un atome. Investir dans la recherche contre le cancer, c’est bien mais investir dans les technologies du futur c’est mieux. Elles auront un effet extraordinaire sur la santé publique. C’est pourquoi nous avons tant investi dans la recherche fondamentale à Weizmann. On ne peut pas prédire 10 ans à l’avance la trajectoire d’une découverte ou l’effet qu’elle aura. Je refuse toujours de faire des prédictions de technologies futures.
ISI Mag : Est-ce que Weizmann mène des travaux sur le réchauffement ?
DZ – Weizmann mène des travaux sur la compréhension des écosystèmes. Le réchauffement planétaire est difficile à appréhender car les modèles sont devenus insuffisants. Je voudrais créer un modèle d’atmosphère planétaire qui prenne en compte plusieurs phénomènes, climatiques, météorologiques, géologiques, océaniques… mais pas seulement pour la Terre, pour tout type de planète, Marc, Vénus…. Les équations sont les mêmes mais avec des changements de paramètres des gaz oxygène, hydrogène, azote, ammoniac… Donc en faisant de la recherche planétaire fondamentale on pourrait contribuer à l’amélioration du modèle de réchauffement de la planète Terre.
ISI Mag : Comment va la recherche en général en Israël ?
DZ – Avec 9 millions d’habitants Israël est plus proche de pays comme le Danemark ou la Belgique, et bien loin de la France qui compte 67 millions d’habitants, ou les Etats-Unis avec 327 millions. Les questions sont : qui sont nos chercheurs vedettes ? Quelle est notre attractivité pour les chercheurs du monde entier ? Pourquoi les Américains pendant de longues années et encore aujourd’hui ont-ils été les leaders mondiaux de la recherche scientifique ? L’histoire de la recherche scientifique de très haut niveau aux Etats-Unis est exemplaire. L’immigration a été un facteur clé le développement. Les grandes compagnies accueillent des Indiens, des Coréens, des Chinois. Aux USA, près de 50% des étudiants en facultés de science et ingénierie ne sont pas américains. Au-delà du paramètre financier, ils sont capables de les faire venir, de les former et de les garder. En Israël c’est différent. Vivre en Israël est un métier en soi. Le pays étant petit il attire d’abord la population juive mondiale. Et notre environnement sécuritaire est peu attractif.
Si on veut attirer un chercheur chinois mais qu’il reçoit une offre de Stanford ou de Harvard, il choisira ces options. D’autre part, au lieu de fixer des champs de recherche, on identifie les chercheurs de très haut niveau avec qui on souhaiterait travailler et dans quels domaines ils veulent travailler. C’est un principe essentiel en recherche fondamentale. Un chercheur ne travaille pas pour son institution, mais pour lui-même, comme un artiste. On doit être derrière eux et non devant eux. La stratégie appliquée en Israël depuis des années notamment à Weizmann a toujours été de mettre les gens devant et de leur demander ce qu’ils veulent faire : astrophysique, cancer, maladie du cerveau, nouveaux matériaux… et les soutenir. La science avance non parce que vous avez choisi le bon sujet, mais parce que vous avez choisi les bonnes personnes. Plutôt qu’une stratégie scientifique, il faut une stratégie humaine. Je refuse de définir où Israël doit investir aujourd’hui. J’essaye plutôt de faire venir les meilleures personnes, de les garder et d’investir en eux. Le plus important à Weizmann, ce sont les hommes et les femmes.
ISI Mag : Comment se répartissent les étudiants ?
DZ – Nous avons des étudiants en maîtrise, en doctorat, ou post doctorat. Pour les chercheurs en poste, deux trajectoires : l’une mène au titre de professeur, d’autres mènent au core facility technologique (microscopes génomiques, photoniques, spectromètres) pour créer ce réseau de gens capables de faire fonctionner un laboratoire devenu tellement sophistiquée en instrumentation et équipement, que le chercheur lui-même ne peut plus s’occuper et comprendre les derniers évolutions de la technologie des microscopes. Ou s’il le fait ce sera au détriment de sa recherche. Une partie des chercheurs développe une idée. Une partie développe des nouvelles technologies. Ces deux parties sont vitales. En améliorant la précision des images on voit de nouvelles choses, et cela influence les idées. C’est un duo très important, il ne faut pas seulement investir dans les gens qui créent de nouvelles idées, mais aussi investir dans les gens qui augmentent ou rendent la technologie plus précise. Si on veut faire du séquençage d’ADN un un mois, une semaine, ou un jour, en une heure, on change la science complètement. Je pense que dans vingt ans certains laboratoires seront vides. Tout sera concentré dans un laboratoire unique. Les machines seront tellement sophistiquées que ça deviendra un service outsourcé sophistiqué.
ISI Mag : Des partenariats à l’international se profilent ?
DZ – Nous avons créé la plateforme Ensemble pour la science pour connecter les universités ou centres de recherche français à Weizmann. Un programme similaire en Angleterre existe making connections qui connaît un succès extraordinaire depuis 10 ans avec un nombre très important de projets. Nous créons un fonds de recherche qui permet aux chercheurs de Weizmann et aux chercheurs français, sans désigner à l’avance une institution spécifique, d’entrer en relation. Cette plate-forme d’écoute et de mise en relation permet de décrire un projet de recherche entre un chercheur français et un chercheur de Weizmann qui veulent travailler ensemble et nous créerons un fond pour financer ces projets qui passeront devant un comité extérieur pour les évaluer, retenir les projets d’excellence. Le projet des chercheurs deviendra un projet Weizmann-France développé année en année pour augmenter les connexions entre des chercheurs. Le modèle Pasteur est parfait pour cela et nous voulons l’élargir. Nous avons Investi beaucoup dans l’accès à l’actualité scientifique. On retrouve même les premiers travaux de recherche de Pasteur des années 70 sur le site.
ISI Mag : Votre grande passion est l’éducation à la science, comment cela se traduit-il ?
DZ – Notre premier devoir est la transmission. Notre site Internet est devenu le plus connu d’Israël pour l’information scientifique. Grâce au Davidson Institute of Science Education, nous diffusons 70 programmes d’éducation pour les 6 à 120 ans, en hébreu et en arabe, destinés à toute la société israélienne, aux enfants favorisés ou aux enfants des régions socio économiques périphériques. Certains programmes sont en ligne, d’autres sont dispensés de façon classique. Cette activité élargit notre mission : transmettre les valeurs et les connaissances scientifiques à la société civile. Une fois sorti de sa zone de confort, le chercheur lui-même peut réaliser ces missions, sans perdre son intégrité de chercheur. 300 personnes travaillent avec des médecins pour créer les programmes. Ces 10 dernières années le public percevait Weizmann comme une tour d’ivoire où les chercheurs sont en roue libre. Cette démarche a tellement modifié la perception du public qu’on pense maintenant que la première mission de Weizmann est l’éducation. Les enfants utilisent des supports pédagogiques édités par Weizmann en coopération avec les écoles, le ministère de l’éducation… On me dit souvent « ce que vous faites pour les écoles est extraordinaire ».
L’un des programmes connait un succès immense, Science on Tap. Une fois par an, depuis dix ans au mois d’avril le jeudi à 20 heures et durant 1heure 30, 60 à 80 chercheurs de Weizmann font des présentations scientifiques au micro dans 60 à 80 bars de Tel-Aviv, en coordination avec les propriétaires de bar. Ils réunissent un public immense. La dernière a eu lieu en juin 2019. Les sujets sont très variés et ont souvent une dimension philosophique : Comment les plantes prennent-elles des décisions ? Quelle est la relation complexe du cerveau avec le futur ? Pourrons-nous un jour enregistrer et envoyer des odeurs ? Que sont les ondes cérébrales ? Qu’est-ce que l’objectivité ? Existe-t-il une identité Internet digne de confiance l’avenir de la démocratie ? Un ordinateur peut-il tomber amoureux ? Comment ralentir le vieillissement ? Les chercheurs sortent de leurs zones de confort, les participants, debout, assis, entrent et sortent du bar à volonté, prennent un verre. C’est très différent d’une conférence académique en amphithéâtre, le chercheur vulgarise pour un public nombreux. Ainsi dans l’esprit du public science et convivialité sont compatibles. Par ailleurs, nous avons édité un livre pour les 10 ans à 120 ans « 100 questions aux chercheurs de Weizmann » en hébreu et en français, très apprécié par Catherine Brechignac, secrétaire perpétuel honoraire à l’Académie des sciences (Présidente du CNRS de 2006 à 2010) il s’adresse aux parents et aux enseignants. Les chercheurs eux-mêmes l’ont réalisé. J’aimerais que la maman qui achète le livre se dise « je voudrais que mon fils ou ma fille devienne un chercheur de Weizmann ». Ce serait la preuve que nous avons mené à bien notre devoir de transmission.
Propos recueillis par Esther Amar pour Israël Science Info