Institut Weizmann (Israël) : la quête d’une horloge atomique donne naissance à une nouvelle méthode de détection de la matière noire

Depuis près d’un siècle, les scientifiques du monde entier recherchent la matière noire, une substance invisible qui représenterait environ 80 % de la masse de l’univers et qui permettrait d’expliquer divers phénomènes physiques. De nombreuses méthodes ont été utilisées pour tenter de détecter la matière noire, de sa production dans des accélérateurs de particules à la recherche du rayonnement cosmique qu’elle pourrait émettre dans l’espace. Pourtant, encore aujourd’hui, on en sait très peu sur ses propriétés fondamentales. Bien qu’elle opère en arrière-plan, la matière noire est censée influencer la matière visible, mais de manière si subtile qu’elle ne peut actuellement être mesurée directement. Les scientifiques pensent que si une horloge nucléaire était développée – une horloge utilisant le noyau atomique pour mesurer le temps avec une extrême précision – même les plus infimes irrégularités de son tic-tac pourraient révéler l’influence de la matière noire.

L’an dernier, des physiciens allemands et du Colorado ont réalisé une avancée majeure dans la construction d’une telle horloge, utilisant l’élément radioactif thorium-229. Lorsque les chercheurs du groupe de physique théorique du Pr Gilad Perez à l’Institut Weizmann des Sciences ont eu connaissance de cette avancée, ils ont vu une nouvelle opportunité de faire progresser la recherche sur la matière noire, avant même qu’une horloge atomique pleinement fonctionnelle ne devienne réalité. En collaboration avec l’équipe allemande, ils ont récemment publié une étude proposant une nouvelle méthode pour détecter l’influence de la matière noire sur les propriétés du noyau de thorium-229. Tout comme pousser un enfant sur une balançoire nécessite un timing précis pour maintenir un mouvement régulier et constant, un noyau atomique possède également une fréquence d’oscillation optimale, appelée en physique « fréquence de résonance ». Un rayonnement à cette fréquence précise peut faire osciller le noyau, tel un pendule, entre deux états quantiques : un état fondamental et un état de haute énergie.

Dans la plupart des matériaux, cette fréquence de résonance est élevée, ce qui nécessite un rayonnement intense pour exciter le noyau. Mais en 1976, des scientifiques ont découvert que le thorium 229, un sous-produit du programme nucléaire américain, constituait une rare exception. Sa fréquence de résonance naturelle est suffisamment basse pour être manipulée par la technologie laser standard utilisant un rayonnement ultraviolet relativement faible. Cela faisait du thorium 229 un candidat prometteur pour le développement d’une horloge nucléaire, dans laquelle le temps est mesuré par le « balancement » du noyau entre les états quantiques, à la manière du pendule d’une horloge traditionnelle. «Une horloge nucléaire serait le détecteur ultime : capable de détecter des forces 10 000 milliards de fois plus faibles que la gravité, avec une résolution 100 000 fois supérieure à celle des recherches actuelles sur la matière noire. »

Cependant, les progrès sur l’horloge nucléaire ont stagné dès la première étape, lorsque les scientifiques ont tenté de mesurer la fréquence de résonance du thorium 229 avec la plus grande précision. Pour déterminer la fréquence de résonance d’un noyau, les physiciens dirigent un laser sur celui-ci à différentes fréquences et observent la quantité d’énergie qu’il absorbe ou émet lors de ses transitions entre les états quantiques. À partir de ces résultats, ils construisent un spectre d’absorption, la fréquence à l’origine du pic d’absorption étant considérée comme la fréquence de résonance du noyau. Un cristal de fluorite contenant des atomes de l’élément radioactif thorium-229 a été utilisé pour mesurer avec précision le spectre d’absorption des noyaux atomiques à l’Institut national allemand de métrologie (PTB). Auparavant, les chercheurs devaient piéger un petit nombre de noyaux atomiques lors de chaque expérience et les tester avec une fréquence de rayonnement à la fois, ce qui rendait les mesures précises extrêmement chronophages.

Dans l’expérience PTB, les chercheurs ont utilisé un cristal contenant environ un quadrillion (mille trillions) d’atomes, ce qui a permis d’effectuer de nombreuses mesures simultanément à l’aide de faisceaux laser de haute précision. Crédit : PTB Pendant près de cinq décennies, les scientifiques ont été incapables de mesurer la fréquence de résonance du thorium-229 avec suffisamment de précision pour construire une horloge nucléaire. Mais l’année dernière a été marquée par deux avancées majeures. Premièrement, un groupe de l’Institut national allemand de métrologie (PTB) a publié des mesures relativement précises. Quelques mois plus tard, une équipe de l’Université du Colorado a publié des résultats plusieurs millions de fois plus précis. « Il nous faut encore plus de précision pour développer une horloge nucléaire », explique Gilad Perez, « mais nous avons déjà identifié une opportunité d’étudier la matière noire.» Il explique : « Dans un univers composé uniquement de matière visible, les conditions physiques et le spectre d’absorption de tout matériau resteraient constants. Mais comme la matière noire nous entoure, sa nature ondulatoire peut modifier subtilement la masse des noyaux atomiques et provoquer des décalages temporaires de leur spectre d’absorption. Nous avons émis l’hypothèse que la capacité à détecter d’infimes variations du spectre d’absorption du thorium-229 avec une grande précision pourrait révéler l’influence de la matière noire et nous aider à étudier ses propriétés.»

Les calculs théoriques réalisés par l’équipe, dirigée par le Dr Wolfram Ratzinger, du groupe de Gilad Perez, et d’autres chercheurs postdoctoraux, ont montré que les nouvelles mesures pouvaient détecter l’influence de la matière noire même si elle était 100 millions de fois plus faible que la gravité, une force elle-même faible et rarement évoquée dans la vie quotidienne. «C’est une région où personne n’a encore cherché de matière noire », explique Ratzinger. Nos calculs montrent qu’il ne suffit pas de rechercher des variations de la fréquence de résonance. Nous devons identifier les changements sur l’ensemble du spectre d’absorption pour détecter l’effet de la matière noire. Bien que nous n’ayons pas encore détecté ces changements, nous avons posé les bases pour les comprendre lorsqu’ils apparaissent. Une fois une déviation détectée, nous pourrons utiliser son intensité et la fréquence à laquelle elle apparaît pour calculer la masse de la particule de matière noire responsable. Plus tard dans l’étude, nous avons également calculé l’impact de différents modèles de matière noire sur le spectre d’absorption du thorium-229. Nous espérons que cela permettra à terme de déterminer quels modèles sont exacts et de quoi est réellement composée la matière noire. Des expérimentateurs en sciences quantiques collaborent avec des physiciens nucléaires et des théoriciens de la physique des particules. Parallèlement, des laboratoires du monde entier continuent d’affiner la mesure de la fréquence de résonance du thorium-229, un processus qui devrait prendre des années. Si une horloge atomique est finalement développée, elle pourrait révolutionner de nombreux domaines, notamment la navigation terrestre et spatiale, les communications, la gestion des réseaux électriques et la recherche scientifique.

Les instruments de mesure du temps les plus précis aujourd’hui sont les horloges atomiques, qui reposent sur l’oscillation des électrons entre deux états quantiques. Très précises, elles présentent toutefois un inconvénient majeur : elles sont vulnérables aux interférences électriques de l’environnement, ce qui peut altérer leur cohérence. Les noyaux atomiques, en revanche, sont beaucoup moins sensibles à ces perturbations. « Pour la matière noire », explique Perez, « une horloge nucléaire au thorium 229 serait le détecteur idéal. Actuellement, les interférences électriques limitent notre capacité à utiliser les horloges atomiques dans cette recherche. Mais une horloge nucléaire permettrait de détecter des variations extrêmement faibles de son tic-tac – c’est-à-dire d’infimes variations de sa fréquence de résonance – qui pourraient révéler l’influence de la matière noire. Nous estimons qu’elle nous permettra de détecter des forces 10 000 milliards de fois plus faibles que la gravité, offrant une résolution 100 000 fois supérieure à celle dont nous disposons actuellement pour notre recherche de matière noire. »

Le Conseil européen de la recherche (CER) a récemment accordé une bourse ERC Advanced Grant au groupe du Pr Perez afin de soutenir le développement continu de cette ligne de recherche. Ont également participé à l’étude : la Pr Elina Fuchs et le Dr Fiona Kirk de l’Institut national allemand de métrologie (PTB) de Brunswick et de l’Université Leibniz de Hanovre ; le Dr Eric Madge et Chaitanya Paranjape du groupe du Pr Perez au département de physique des particules et d’astrophysique de Weizmann ; et le Pr Ekkehard Peik et le Dr Johannes Tiedau de l’Institut national allemand de métrologie (PTB) de Brunswick.

Publication dans Physical Review X

Traduction Esther Amar pour Israël Science Info