Une paire de structures cérébrales appelées bulbes olfactifs, censées coder notre odorat, est-elle nécessaire ? C’est-à-dire, sont-ils essentiels à l’existence de ce sens ? Des chercheurs de l’Institut scientifique Weizmann ont récemment démontré que certains humains avoir un très bon odorat, merci bien, sans bulbes olfactifs. Leur découverte – qu’environ 0,6% des femmes, et plus particulièrement 4% des gauchères, possédaient un sens de l’odorat totalement intact malgré l’absence de bulbe olfactif dans leur cerveau – remet en question la notion généralement admise que cette structure est absolument nécessaire pour sentir. Les résultats de cette recherche pourraient bouleverser certaines théories conventionnelles décrivant le fonctionnement de notre odorat.
Chez la majorité des personnes ayant des bulbes olfactifs en état de fonctionnement, les signaux nerveux des récepteurs situés dans le nez passent d’abord par les bulbes avant d’être transmis au centre olfactif du cortex. La théorie prédominante veut que les bulbes olfactifs combinent les informations des six millions de récepteurs présents dans notre nez, de quelque 400 types différents, et codent un signal « odorant » unique à transmettre. Ainsi, sans surprise, certaines personnes qui sont anosmiques de manière congénitale – c’est-à-dire qu’elles n’ont jamais eu le sens de l’odorat – ne possèdent pas en fait pas de bulbes olfactifs.
Bien que la centralité des bulbes olfactifs de la perception olfactive repose sur un point de vue théorique, certains chercheurs avaient, dans les années 1980 et 1990, retiré les bulbes olfactifs du cerveau de rongeurs et constaté que leur odorat restait fonctionnel. Cependant, ces résultats n’ont pas été bien accueillis par la communauté scientifique.
Les nouvelles découvertes étaient inattendues : les Dr. Tali Weiss et Sagit Shushan du laboratoire du Professeur Noam Sobel en Neurobiologie de l’Institut, ont réalisé des examens IRM du cerveau sur des sujets à l’Institut national Azrieli pour la recherche et l’imagerie du cerveau humain sur le campus. L’un des sujets, qui avait déclaré que son odorat était normal, manquait de bulbes olfactifs dans son cerveau. Le sujet insista : son odorat n’était pas seulement normal, il était excellent. « Nous avons testé ses facultés odorantes de toutes les manières possibles et elle avait raison », dit Sobel. « Son odorat était bien supérieur à la moyenne. Et elle ne possédait vraiment pas de bulbes olfactifs. Nous avons effectué une autre numérisation avec une imagerie particulièrement haute résolution et nous n’avons vu aucun signe de cette structure. »
Au début, les chercheurs, dirigés par Weiss et Timna Soroka, étudiante en recherche, ont pensé que cela pourrait être le genre d’exception qui ne réfute pas la règle. Ils ont pris des examens IRM fonctionnels (fIRM) de son cerveau et les ont comparés à ceux d’un groupe témoin. Cependant ils avaient besoin d’un groupe de contrôle unique. Le sujet étant féminin et gaucher – deux traits pouvant influencer l’organisation du cerveau – les chercheurs ont invité d’autres femmes gauchères à faire scanner leur cerveau aux fins de comparaison. « Lorsque le neuvième sujet du groupe de « contrôle » s’est également avéré être sans bulbes olfactifs, les sonneries d’alarme ont commencé à sonner », explique Weiss.
Le bulbe olfactif, dont le volume mesure environ 58 mm3, est visible à l’œil nu en images, mais, comme l’affirme Sobel, si quelqu’un ne recherche pas spécifiquement cette structure, il risque de la manquer – ou de manquer son absence. Et, étant donné que les différences liées à l’exactitude des données peuvent compliquer des ensembles de données, certains chercheurs s’en tiennent même aux droitiers, en supposant que leurs conclusions sur des éléments tels que le système olfactif seront également pertinentes pour les gauchers.
Et pourtant, une fois qu’ils ont commencé à chercher des preuves de ce phénomène, l’équipe de recherche les ont trouvé dans une base de données existante : celle du projet Human Connectome. Sur les 1113 scanographies cérébrales de cette base de données, dont beaucoup sont de vrais jumeaux, environ 10% étaient des individus gauchers (autour de leur incidence dans la population en général). Et parmi les enregistrements contenus dans cette base de données ouverte, sont contenus les résultats des tests olfactifs donnés aux sujets. Weiss et Soroka, avec l’aide de Liav Tagania, un lycéen travaillant sur un projet éducatif dans le laboratoire de Sobel, ont effectué des recherches sur les informations contenues dans la base de données. Ils n’ont pas trouvé un seul homme ayant à la fois un sens de l’odorat intact et un bulbe olfactif manquant, mais ils ont trouvé quatre femmes avec les deux. Sur ces quatre femmes, deux étaient gauchères. « Ce qui est encore plus étonnant, c’est le fait que les deux gauchères étaient des jumelles identiques et que leurs sœurs jumelles possédaient des bulbes olfactifs. Chacune de celles qui n’avaient pas de bulbe olfactif dans leur cerveau avait eu de meilleurs résultats au test d’odorat que leurs sœurs jumelles intactes », a déclaré Soroka.
Comment ces « exceptions à la règle » concordent-elles avec la vision commune du sens de l’odorat ? Il y a plusieurs explications possibles. La première est que le cerveau très plastique crée une « carte des odeurs » dans une partie différente du cerveau de ces femmes. Mais une autre explication possible est que ces exceptions réfutent la règle. « Les idées actuelles considèrent le bulbe olfactif comme un « centre de traitement » d’informations complexes et multidimensionnelles, mais il se peut que notre odorat fonctionne sur un principe plus simple, avec moins de dimensions. Pour résoudre ce problème, il faudra une imagerie haute résolution – supérieure à celle dont l’utilisation est approuvée sur les humains à l’heure actuelle », déclare Sobel. « Néanmoins il reste que ces femmes sentent le monde de la même manière que le reste d’entre nous, et nous ne savons pas comment elles y parviennent. »
Les recherches du professeur Noam Sobel sont soutenues par la chaire professorale de neurobiologie Sara et Michael Sela ; l’Institut national Azrieli pour l’imagerie et la recherche dans le cerveau humain, sous sa direction ; le centre Norman et Helen Asher pour l’imagerie du cerveau humain ; le laboratoire Nadia Jaglom pour la recherche en neurobiologie de l’olfaction ; la Fondation Adelis ; le Fonds Rob et Cheryl McEwen pour la recherche sur le cerveau ; et le Conseil européen de la recherche.
Publication dans Neuron,