Réchauffement climatique : le Dr Yael Kiro (Institut Weizmann, Israël) révèle l’impact des aquifères côtiers sur la chimie des océans

Avec la montée du niveau de la mer, davantage d’eau de mer pénètre dans les aquifères côtiers, ce qui modifie le flux des éléments chimiques entrant et sortant de l’océan d’une manière qui pourrait potentiellement renforcer la capture du carbone par l’eau de mer. Mais l’augmentation de l’eau de mer peut également contaminer les aquifères d’eau douce en les rendant plus salins et en menaçant nos réserves d’eau potable. « La salinisation des aquifères pourrait se produire plus rapidement que ne le prévoient les modèles actuels, ce qui doit être pris en compte dans la gestion des ressources en eau côtières », explique le Dr Yael Kiro, géochimiste au département des sciences de la Terre et des planètes de l’Institut Weizmann (6ème institut de recherche au monde derrière le MIT, Princeton, Caltech, Harvard et Stanford, classement de Leiden).

Avec des centaines de milliers de kilomètres de côtes à travers le monde, les implications de l’étude du Dr Yael Kiro sont mondiales. Jusqu’ici on avait étudié les profondeurs de l’océan pour comprendre comment sa chimie influence le climat de notre planète, allant même jusqu’à traquer les volcans sous-marins crachant de la lave. Mais quelque chose avait été négligé : l’eau sous nos pieds. La Dr Yael Kiro présente de nouvelles perspectives surprenantes sur les échanges d’eau et de substances chimiques entre l’océan et les aquifères côtiers, ces réservoirs d’eau souterraine situés sous les régions côtières. Ses recherches montrent que ces flux d’eau cachés peuvent avoir un impact considérable sur la chimie de l’océan, un impact qui pourrait rivaliser avec celui des fleuves et des cheminées hydrothermales des grands fonds marins.

« Pendant des années, je me suis demandé si la quantité de substances chimiques circulant entre les aquifères côtiers et l’océan avait été mesurée », explique le Dr Kiro. « Je supposais que quelqu’un l’avait déjà fait, mais je n’ai trouvé aucune étude l’abordant en détail. Il m’a fallu des années pour trouver le courage de m’y pencher moi-même. » Son intérêt pour les aquifères a commencé dans le bassin salé et aride de la mer Morte. Alors qu’elle préparait son doctorat en hydrologie, Yael Kiro a étudié les dolines de la région, un phénomène spectaculaire causé par la dissolution des couches de sel sous la surface du sol par les eaux souterraines. Contrairement aux idées reçues, l’aquifère local contenait non seulement de l’eau douce, mais aussi de l’eau salée riche en minéraux, ce qui laissait présager des processus chimiques qu’elle pourrait déclencher sous la surface. Yael Kiro a compris que les découvertes faites à la mer Morte pourraient éclairer les processus se produisant dans les aquifères du monde entier, même si cela nécessiterait une approche totalement différente. « C’est à ce moment-là que j’ai commencé à me dire : je veux étudier cela un jour dans les océans », raconte-t-elle.

Climat, chimie et carbone

La chimie des océans est cruciale pour notre compréhension du climat. L’océan absorbe d’énormes quantités de dioxyde de carbone de l’atmosphère, contribuant ainsi à réguler les températures mondiales. Mais la quantité qu’il peut absorber, et la vitesse à laquelle il l’absorbe, dépend de la chimie de son eau. «Lorsque nous essayons de comprendre comment l’océan réagit à l’augmentation des niveaux de CO₂ liés au changement climatique, nous devons déterminer ce qui contrôle son équilibre chimique », explique le Dr Kiro. Jusqu’à présent, les scientifiques se sont principalement concentrés sur les fleuves comme principale source de substances chimiques entrant dans l’océan. Une autre source bien étudiée se trouve au fond des mers : des flux d’eau extrêmement chauds et riches en substances chimiques générés par l’activité volcanique au fond de l’océan, là où des chaînes de montagnes se forment sous l’effet du mouvement des plaques tectoniques.

Cependant, les aquifères côtiers étaient rarement étudiés dans ce contexte, et personne n’avait encore tenté de quantifier leur impact sur la chimie océanique. Pour comprendre cet impact, Yael Kiro a eu une idée originale et créative. Elle a comparé deux types d’échantillons d’eau d’aquifère collectés par d’autres chercheurs : ceux prélevés dans des forages profonds à plusieurs centaines de mètres à l’intérieur des terres, et ceux obtenus plus près du rivage, juste sous le littoral. Elle a découvert une différence surprenante. Dans les échantillons prélevés près du rivage, la composition chimique de l’eau de l’aquifère n’était que légèrement affectée par le mélange avec l’eau de mer poussée dans l’aquifère par les marées et les vagues – un processus de courte durée, d’un an au maximum. Mais les échantillons plus profonds, contenant de l’eau de mer qui s’infiltre dans l’aquifère en raison des différences de densité de l’eau – un processus à long terme qui prend des décennies, voire des siècles – présentaient une signature d’eau de mer beaucoup plus marquée.

            Dr Yael Kiro

Yael Kiro a conclu qu’une interaction lente mais constante avec l’eau de mer à travers les sédiments avait transformé la composition de l’eau dans les profondeurs des aquifères au fil du temps. Allant plus loin, le Dr Kiro a calculé les quantités d’éléments chimiques tels que le calcium, le magnésium, le sodium et le potassium qui transitent entre les aquifères et l’océan. Elle a déterminé leurs concentrations dans différentes régions et a extrapolé ces chiffres à l’échelle mondiale. Un schéma clair est apparu : certains éléments s’écoulent constamment dans l’océan, tandis que d’autres en sont extraits.

L’un de ces éléments est le calcium, qui joue un rôle indirect mais crucial dans le cycle du carbone terrestre. Lorsque le CO₂ se dissout dans l’eau de mer, l’un de ses produits de décomposition est le carbonate, qui, dans une série de réactions biochimiques et géochimiques, se lie au calcium pour former du carbonate de calcium – le minéral qui compose les coquilles des organismes marins. Lorsque ces organismes meurent, leurs coquilles sont enfouies au fond de l’océan, emprisonnant ainsi le carbone pendant des milliers, voire des millions d’années. En d’autres termes, le calcium influe sur la capacité de l’océan à piéger le CO₂ atmosphérique sous une forme solide et stable, servant ainsi de régulateur naturel du climat de la planète.

Les calculs de Kiro ont montré que les aquifères côtiers contribuent à l’eau de mer à hauteur d’environ 5 téramoles de calcium par an, contre environ 13 téramoles provenant des rivières et 1,6 téramole des sources hydrothermales sous-marines. Il s’agit d’une contribution substantielle, ce qui signifie que ces aquifères jouent un rôle réel – et jusqu’à présent négligé – dans le cycle global du carbone. Parallèlement, d’autres éléments comme le sodium et le potassium sont extraits de l’océan et s’accumulent dans les aquifères : comme ils ont tendance à y rester, l’eau qui en ressort contient nettement moins de ces éléments que l’eau qui y est entrée.

Une pièce manquante du puzzle climatique

Ces processus, jusqu’alors non documentés, enrichissent considérablement notre compréhension de la chimie océanique. Et leur importance est d’autant plus grande face au changement climatique. 

« Nous avons démontré l’existence d’un système caché sous le littoral dont nous ignorions tout », déclare Yael Kiro. « Pour les scientifiques qui cherchent à comprendre la chimie océanique et le rôle des océans dans le cycle du carbone à long terme de la planète, ce système apporte une pièce manquante essentielle. »

Le Dr Yael Kiro est titulaire permanente de la chaire Rowland et Sylvia Schaefer.

Publication dans Nature Communications, 1er août 2025